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Construire mon temple intèrieur pour construire le monde

   

CONSTRUIRE MON TEMPLE INTERIEUR

POUR

CONSTRUIRE LE MONDE

 

 

Temple et Loge

Je me souviens, lors de mon initiation, il y a une trentaine d’années, de mon étonnement amusé, devant la configuration du tablier d’apprenti dont le frère préposé m’a ceinturé. Avec sa bavette relevée, ce tablier que je pouvais voir sur l’abdomen de mes frères jumeaux, a d’entrée représenté à mes yeux, la forme parfaite d’un petit temple grec stylisé : une façade blanche et carrée, surplombée de son fronton triangulaire.

 

Je n’ai jamais oublié cette image un peu naïve certes, mais après tout, pleinement symbolique. Et depuis, chaque fois que je me prépare à venir en tenue, en glissant mon tablier dans ma serviette, je vous assure que c’est vrai, je pense à mon initiation et aussi, par association d’idée, à la soirée que je vais vivre, en l’occurrence, ici, au Temple de Créteil !

 

De la sorte, je peux avancer pour ma part, que je me mets en « état de maçonnerie » dès que je quitte mon domicile et que par là même, pendant le trajet, je m’ouvre déjà mentalement à cette construction de notre temple personnel et collectif, que nous reprenons à chaque rencontre. Au volant de ma voiture, je vois vos visages mes frères, j’entends vos réflexions, vos rires, et petit miracle, je sens une euphorie me gagner, bref, je suis heureux de vous rejoindre. La tenue est déjà commencée pour moi. Ce phénomène m’a d’ailleurs fait penser que, à l’inverse, si un soir, je perdais ce désir, puis encore d’autres soirs, alors, c’est qu’au fond de mon cœur, je ne serais plus tout à fait maçon ! Ce n’est pas le cas, je suis heureux d’être là et plus que jamais, toujours « désirant » de construire avec vous ! D’ailleurs, quand on y songe, une vie assidue de maçon demande beaucoup de désir, chacun le sait bien ici. 50 ans de maçonnerie, pour les plus anciens, cela ne représente-t-il pas quelque 1000 tenues, par conséquent 1000 sorties du monde profane, et 3000 heures de présence! Voilà pour les statistiques !

 

Le coup de sonnette donné, la porte ouverte par une main qui ne l’est pas moins, les baisers fraternels - même sur des joues piquantes – échangés sur le parvis, ici assorti d’un comptoir pour notre bonheur, et le verre de vin que nous y buvons, deux parfois, tel un acompte pris sur les agapes, font maintenant partie intégrante pour moi, des rituels d’arrivée sur le chantier. Alors, rechargés en fraternité et en énergie calorique, tablier, cordon et gants, bien en place, nœud de cravate resserré, nous pouvons pénétrer respectueusement dans la loge, pour y commencer notre travail en commun. Alors, avec l’entrée du Vénérable Maître, se figent nos corps et se taisent en nous nos passions : être ensemble debout, dans le silence, c’est déjà communiquer.

 

Je dis bien dans la loge car, les mots du maçon donnés et le passage obtenu du Frère préposé, nous ne pénétrons pas dans le Temple. En effet, selon les récits historiques, le roi Salomon, maçon lui-même, disposait dans le périmètre du Temple, d’une loge attenante où il pratiquait l’Art Royal, tel que cette appellation l’indique. C’est bien là, dans cette loge, temple en réduction si je puis dire, où nous sommes ce soir. Un local sans fenêtres, sans plafond et ne disposant que d’une porte, ce qui n’est pas le cas du Temple salomonien, même inachevé.

 

D’ailleurs, pour nous persuader que nous respectons l’allégorie, nous pouvons de visu constater ensemble, en les regardant, que les colonnes d’airain Jakin et Boaz, figurent bien l’entrée du Temple, à l’extérieur duquel, de fait, nous nous trouvons ! Nous savons par la Bible, que ces colonnes mesuraient 18 coudées, c’est à dire 9 mètres de hauteur, et 12 coudées de circonférence, soit 6 mètres. Nous savons aussi par le même document, qu’elles étaient creuses et renfermaient des placards. Nous savons enfin qu’elles flanquaient l’entrée de ce Temple et ne supportaient rien à type de soutènement, sinon chacune, deux rangées de grenades sculptées, ce qui est bien le cas ici.

 

Le théâtre maçonnique

Je vous demande donc mes frères de faire avec moi un gros effort d’imagination. Il s’agit en effet de penser que, la sortie devenant l’entrée, notre frère couvreur dépassé et une fois franchie la double porte majestueuse, entre les dites colonnes, se trouvent derrière, les splendeurs architecturales du Temple de sa majesté le Roi. Et non, comme plus prosaïquement dans la plupart des loges, le réfectoire, le vestiaire et les lavabos !

 

Il en est ainsi de toutes les mises en scène, de tous les décors de théâtre, le plâtre et le carton-pâte magnifiés par les peintures polychromes, ont pour mission d’allumer notre imaginaire. Et nous sommes bien ici dans un théâtre, le théâtre maçonnique, où, parce que les francs-maçons sont des poètes, nous avons le droit, le devoir même, de rêver ensemble. Le rêve fait partie de notre travail ! Ainsi, songeons qu’avant celui de Salomon, le plus ancien temple de la province de Tyr, comportait lui-même deux imposantes colonnes, symbolisant le vent et le feu. C’est d’ailleurs sur ce modèle que les Phéniciens bâtirent les célèbres colonnes d’Hercule à Gibraltar, qui délimitaient, rien que çà, les portes du monde!

 

Notre travail, c’est aussi la recherche symbolique, bien sûr. Et que symbolisent les deux colonnes devant nos yeux, sinon, comme dans pratiquement tous les courants de pensée du monde, le principe binaire fondamental ?! Principe du Tao, signifiant la voie d’accès, le passage du symbole au réel. Principe bouddhique du Yin et du yang, du vrai et du faux, du positif et du négatif. Principe des alchimistes et des occultistes, mariant feu et soufre, vent et mercure. Principes kabbalistique et maçonnique, enfin, qui nous concernent donc directement et qui consacrent l’unification de Jakin et de Boaz, signifiant dans leur rapprochement sémantique la pensée suivante : « Que par sa force, Dieu fasse tenir droites ces colonnes ». De leur contradiction apparente, jaillit une force, une lumière, comme, permettez-moi d’oser cette comparaison, comme des deux bornes, négative et positive d’une batterie d’automobile, surgit le courant électrique.

 

Mais après tout, l’interprétation des colonnes salomoniennes permet largement d’oser : n’a-t-on pas évoqué avec elles, les paires d’obélisques égyptiens, ou même deux gigantesques torchères, ou encore deux indicateurs équinoxaux capteurs solaires, ou bien sublime mégalomanie, deux rayons galactiques reliant la terre et le ciel ? Un point commun unit donc ces évocations, la lumière ! Nous retrouvons d’ailleurs cette idée dans l’image métaphorique du soleil qui, se levant à l’est, éclaire les israélites lorsque, chassés d’Egypte, ils s’avancent dans le désert. La lumière solaire, passant avec eux entre les colonnes que représentent les deux arbres de vie de la genèse, cet éclairage zénithal devient un phare, dont le faisceau lumineux trace le chemin de ce peuple en exil. On le voit, avec les deux colonnes, il s’agit bien plus d’une symbolique de franchissement, que de soutènement. D’un passage obligé aussi, qui nous concerne directement, car quand nous sortirons tout à l’heure, entre les deux colonnes, éclairés à notre tour par la synergie créée, nous pénètrerons symboliquement dans les structures du Temple de Salomon. Par extension, elles peuvent représenter, à la fois notre chemin de vie personnel, la cité et le monde.

 

Maçonner

A l’ouverture de nos travaux, lorsque nous donnons vie à la loge avec l’allumage des flambeaux, nous sommes donc bien en cette salle, dans la situation de nos cousins, les constructeurs de cathédrales qui, 2000 ans après ceux dudit temple de Salomon, préparaient leur chantier dans la loge attenante à l’édifice, aussi bien à Glasgow, Londres, Paris, Chartres ou Milan. Il en a fallu aux apprentis et aux compagnons sous l’œil du maître d’œuvre, des heures et des heures de tracés de plans, par terre dans la chambre aux traits, de simulation des levages de pierre et de poutres dans l’appentis, de répétitions des nœuds de cordes et de dispositions à même le sol, morceau par morceau dans un ordre rigoureux, des rosaces de vitraux, avant même de grimper sur les échafaudages. Pour lancer murs, clochers et tours à l’assaut du ciel. C’est ce même travail méthodique de préparation, mental et non plus manuel, qui, 1000 ans plus tard encore, nous est demandé ici lorsque avec son coup de maillet, résonne la ferme exclamation du Vénérable Maître : « Nous ne sommes plus dans le monde profane ! 

 

C’est ce même protocole rigoureux, cette même discipline librement consentie, qui, au fil du déroulement rituelique, nous fait marcher l’un après l’autre, asseoir par catégories, lever à l’ordre, parler à notre tour, aux injonctions dudit Vénérable Maître. Celui-ci n’est pas dans cette loge, je le rappelle, le roi Salomon, puisque nous ne sommes pas dans le temple, mais il est l’un de ses Maîtres d’œuvre. Le bon résultat du chantier dépend de son bon commandement, de sa bonne coordination et de notre bonne exécution de l’œuvre entreprise. D’ouvrier, chacun de nous, devient en effet ici « oeuvrier », à chaque tenue recommencée.

 

Au vrai, maçonner en loge au sens spéculatif, n’est pas oeuvre facile ! Il s’agit déjà pour chacun, lors de l’ouverture des travaux, de passer d’un monde à un autre, d’un lieu à un autre, d’un décorum à un autre, de couleurs et d’odeurs à d’autres. Il s’agit aussi de passer du bruit au silence, de la clarté à l’obscurité, du temps de l’horloge aux heures maçonniques, de l’âge personnel à l’âge symbolique, des mots de la cité au langage de l’Art Royal, du costume de ville aux décors et accessoires des ateliers bleus, des professions de chacun à leurs degrés et qualités, au final des métaux à la pierre, bref de la position sociale à la position cardinale, en ce point central que représente la loge. Tel le moyeu d’une roue, dont nous devenons les rayons.

 

Cette métamorphose vécue par chacun, ne se fait pas en quelques secondes! Elle passe par un « sas », par l’exécution progressive, je dirais, des « devoirs d’ouverture des travaux » qui demandent un certain temps, c’est à dire la lecture à plusieurs voix de 10 bonnes pages de rituel, rythmée de formules collégiales répétitives, de coups de maillets alternés, de déambulations martelées et de bougies successivement allumées, avec leur senteur de cire, évocatrice d’orient. Alors, au gré de ce conditionnement même, et en poétisant quelque peu, les visages affichent une même expression grave, les corps prennent le même automatisme, les individualités, d’une même respiration et d’un même cœur, deviennent le Tout, pour former cette entité que l’on a pu appeler l’Egrégore, et qui désigne cette cohésion du groupe, à laquelle chacun est libre de croire ou non. Peu importe, l’ensemble coordonné devient la loge, une loge libre, égale, fraternelle, comme suspendue dans un seul âge et un seul temps arrêtés. Il y est midi plein et le soleil y est à son zénith, tandis qu’au dehors la nuit tombe sur la ville !

 

L’âge maçonnique

Qui dit commencement des travaux, dit « temps zéro » et dit âge, précisément. Il n’est pas inutile de revenir quelques instants sur cet âge, dont on parle peu ou jamais en loge. Par le Frère second surveillant, nous savons seulement dès l’ouverture des travaux en loge d’apprenti, que nous avons trois ans (même si, dirons les humoristes, nous ne les paraissons pas !). Ce n’est pas trahir un secret si je dis que les compagnons ont cinq ans et les maîtres sept ans. En revanche, l’origine exacte de ces âges symboliques reste encore plus ou moins secrète voire inconnue, puisque les avis divergent à ce sujet. Selon une version, ces chiffres correspondraient à la conversion des mesures du tombeau d’Hiram, 3 pieds de largeur, cinq pieds de profondeur, sept pieds de longueur. Selon d’autres avis, émanant de la numérologie et de la psychanalyse, trois est le nombre du devenir, cinq, celui de l’équilibre, sept, celui de l’harmonie. Mais le mystère demeure sur le choix des nombres impairs et inférieurs à 10. Les dates d’initiations personnelles n’étant pas prise en compte, il est clair qu’il y a eu volonté d’uniformité.

 

Bref, un âge conventionnel définit le degré maçonnique de la Tenue dans le texte des rites d’ouverture. Et partant, il abolit deux notions : celle, calendaire de l’ère chrétienne, d’après laquelle, par notre date de naissance, se positionne notre âge civil, et surtout, il nous sort chacun de notre historicité personnelle. Avec cet âge symbolique de trois ans, que nous avons tous ici même ce soir, et donc notre âge civil abandonné, nous sommes vraiment en effet encore mieux déconnectés de la vie profane, depuis l’ouverture des travaux. Et en prime, je le dis, pour l’humour, il ne peut évidemment s’instaurer entre nous, par cet âge unique, de conflit des générations ! Il n’y a donc pas au sens initiatique, de « jeunes » ou de « vieux maçons », d’autant plus qu’il n’y a pas de vieillissement, au sens de l’écoulement du temps individuel !

 

Le cheminement entre les degrés peut être plus ou moins long, en temps calendaire civil, mais ce qui compte en maçonnerie, c’est la trajectoire personnelle, l’expérience vécue, la maturation obtenue, et donc le niveau atteint. Nous sommes ainsi, dans la construction de notre temple intérieur, toujours, par étapes, « en divers commencements de travaux », si je puis dire. Puisque selon la belle formule de Maître Eckart, il s’agit, pour tout être humain, de « devenir ce que l’on est ».

 

Dans un autre ordre d’idée, nous pouvons dégager de cet âge symbolique de trois ans, non seulement une notion d’égalité - les apprentis d’âges civil différents entrant de la sorte dans un état commun - mais nous y trouvons aussi un moyen original de fraternité. Nous aurions pu craindre avec cette sorte de nivellement des âges, une forme de dépersonnalisation. Ce n’est heureusement pas le cas, le prénom de chacun prenant souvent encore plus de relief en loge. Peut-être faut-il regretter que l’ancienne coutume - conservée par les Compagnons du Devoir – de recevoir un « nom initiatique », ait disparue. Par exemple « Hubert La Main Forte », « Gérard Bon Vouloir » ou « Daniel Va Toujours ».

 

Au passage, nous pouvons remarquer que cette notion d’âge symbolique place non seulement les francs-maçons, mais la franc-maçonnerie, dans une sorte, je dirais, d’intemporalité cosmique . A tel point qu’a été créée « l’ère maçonnique », pour se démarquer de « l’ère vulgaire ». Selon ce principe, nous traversons en ce moment l’année 6005. Cette chronologie a été empruntée par Anderson et Désaguliers dans la partie historique de leurs Constitutions, à l’œuvre d’un savant anglican, James Usher. Celui-ci a en effet écrit des Annales contenant une chronologie biblique remontant à 4000 ans avant Jésus-Christ. En fait, nos deux pasteurs se sont compliqués la tâche puisque cette chronologie correspond pratiquement aux données de la Bible elle-même !

 

Pour être précis, je devrais aussi dire que l’année maçonnique commence en mars, dans nombre d’ateliers anglais et quelques français, mais le Rite Ecossais Ancien et Accepté, tel qu’il est observé à la Grande Loge de France, nous épargne par bonheur cette difficulté !

 

Ainsi, la construction du temple, aussi bien opérative que spéculative, passe par les nombres, en l’occurrence les nombres premiers, pour le frère surveillant quand, lors de l’ouverture des travaux, il annonce son âge symbolique, mais aussi, ensuite, pour le frère secrétaire quand, dans certains de nos ateliers, il donne la position axiale de la loge, ainsi que les jour, mois et millésime maçonniques d’exécution des derniers travaux.

 

Les Traditions

C’est la preuve s’il en était besoin, que cette maçonnerie de réflexion s’est appuyée, au fil de sa propre construction, décennies après décennies, sur les grandes traditions méditerranéennes, pratiquement toutes utilisatrices des nombres. Je les rappelle pour mémoire :

 

 

 

- Tradition biblique (avec les tribulations du temple de Salomon)

  • Tradition égyptienne (avec l’édification des Pyramides, la « vie » des divinités et les légendes autour du Nil)

  • Tradition antique (avec les influences architecturales, pythagoriciennes, mythiques et philosophiques grecques et romaines)

  • Tradition chevaleresque (avec les actions réelles et légendaires des moines soldats et bâtisseurs dans le bassin méditerranéen)

  • Tradition compagnonnique (avec les us et coutumes des guildes de constructions monumentales, tels les abbayes et châteaux)

  • Tradition ésotérique ( avec les pratiques alchimiques, occultistes, rosicruciennes, hermétistes)

 

Les deux points communs de l’ensemble de ces traditions sont le nombre comme outil théorique, et bien entendu, la pierre, comme principale matière première. Cette pierre - pierre philosophale comprise, évoquée dans le cabinet de réflexion avec la formule V.I.T.R.I.O.L. - cette pierre, qui est le symbole princeps de la franc-maçonnerie et le socle réflexif de toutes ses obédiences.

 

Métaphoriser la pierre, c’est en dégager un « état d’esprit », c’est donner de l’amplitude à notre pensée. A mon sens, nous venons en maçonnerie comme à un entraînement aux « choses de la vie », donc sur la durée, dans la répétition, caractéristique même de l’être humain. Nous venons ici pour changer d’état, pour changer de plan, grâce au rite et au rituel. Mais l’un et l’autre ne sont que des récitations, des rondes enfantines, s’ils ne sont pas mis en application pratique. Il s’agit, par transposition, d’apprendre d’abord à mieux nous connaître, puis encore, ensemble, à décrypter, à comprendre, à penser et à vivre le monde. A nous y impliquer aussi. Nous venons également en atelier pour prendre de la distance, vis à vis des faiseurs d’opinion de la cité. En somme, pour raisonner avec notre propre cerveau, pour devenir vraiment libres. Là est notre véritable travail d’apprentissage, avec nos outils personnels de « constructeurs mentaux », que sont entre autres, la mémoire, le langage, la logique, la poésie. Sans oublier, à l’évidence, nos aptitudes à la relation, à l’abstraction et au symbolisme, sans cesse à travailler.

 

Que suis-je en train de faire avec cette énumération, sinon décliner le verbe PENSER ?! Puisque nous sommes précisément des « penseurs », par notre mission même, avant d’être des philosophes, nous devons être conscients que tout est « mot » et stock de mots en nous, depuis que nos parents y ont installé la langue dite maternelle. Un stock de mots que par ailleurs, nous ne cessons d’enrichir toute notre vie. Nous sommes pétris de ces mots. Or, dès qu’il désigne une chose le

mot devient symbole, cet outil virtuel qui permet de représenter, donc de penser les êtres et les choses. En quelque sorte, je dirai que le symbole est au mot ce que la doublure est au vêtement ! Mais attention, si avec le symbole, il y a économie de mots dans notre communication, il n’y a pas pour autant abolition, au profit du mystère et de l’énigme! Nous ne sommes plus au temps où l’obscurantisme qui a baigné la franc-maçonnerie a tenté d’assigner au mécanisme symbolique un pouvoir « non-humain », comme venu d’ailleurs. Donc divinisé ! Les sciences de la vie (telles la linguistique, la psychologie et la psychanalyse) ont réintroduit avec bonheur la raison dans l’approche du symbole.

 

Autrement dit, c’est bien ma pensée rationnelle, avec mes mots, qui projette un sens, en l’espèce du signifiant et du signifié, ici et maintenant, sur cette épée devant mes yeux, et non l’épée qui s’exprimerait à moi, comme par magie. Son évocation, par exemple, d’une idée d’autorité ou d’instrument de mort, vient de ma pensée, et non de l’épée. Celle-ci reste bel et bien en ce moment un objet inerte, posé sur le bureau! Il en est de même avec toutes les représentations maçonniques qui nous entourent. C’est bien nous qui les avons fabriquées, choisies et désignées comme symboles : elles ne demandent rien et ne se sont d’aucune manière imposées à nous ! Sauf à leur donner une âme avec le poète Lamartine ou les animistes, mais nous tombons alors dans les croyances, tous respect gardé pour elles. Et c’est une autre histoire !

 

Ainsi, à mon avis, doit commencer la pratique de la maçonnerie, quand nous entrons dans le temple : par une pensée saine, éclairée et logique ! Je disais à l’instant que nous sommes par nature, des « êtres de répétition ». De la sorte, nous avons tendance à répéter mécaniquement ce que nous lisons dans les livres de nos chers philosophes, et en fin de compte, à subir, à grand renfort de citations transformées en vérités, ce que je nommerais pour ma part « la dictature du déjà-dit ». Penser ne signifie pas à toute force « reproduire ». Penser veut dire aussi « produire ». De la pensée nouvelle, en l’occurrence.

 

Dans mon esprit, il ne s’agit pas de nous écarter pour autant de la pensée traditionnelle, mais si nous la considérons comme un phare, il convient alors d’oser élargir son faisceau. En ce début de troisième millénaire, elle gagne, sans aucun doute pour moi, à être enrichie. Nous sommes unis les uns aux autres par la parole et à la grande chaîne du langage qui tient le passé, le présent et le futur, les maçons à venir nous serons reconnaissants d’avoir ajouté des maillons créatifs. C’est notre devoir accepté. Qu’est ce que la tradition d’ailleurs, sinon une suite de progrès qui ont réussi à s’imposer?! Aujourd’hui, les cathédrales européennes sont construites et les tours américaines ont malheureusement montré leurs limites ascensionnelles. Progresser, ce n’est donc plus monter des murs à toute force, mais, comme le verbe l’indique aussi, c’est marcher devant nous, c’est, en sortant du temple, jeter des ponts à double sens, pour aller à la rencontre pacifique d’autres cultures, d’autres nous-mêmes. Les voies sont tracées, nous dit le rituel, mais il nous reste à ouvrir le chemin. Et le chemin s’ouvre en marchant !

 

Pour faire image, je dirai que ce chemin est formé par mon rail personnel et celui de mon semblable en parallèle, à poser devant nous, pour que puisse y rouler le train de la vie et des êtres à venir. De la sorte, je suis solidaire de l’autre, mais attention, par notre nature même, qui nous individualise, je suis solidaire comme deux rails le sont, c’est à dire séparés et que nous ne nous rejoignons qu’à l’horizon, par illusion d’optique. Méfions-nous donc du mot « solidarité », aujourd’hui suremployé, qui certes veut dire que nous faisons partie d’ un ensemble, mais qui n’exprime qu’un état d’âme, un sentiment d’appartenance et au total, une responsabilité imprécise. Il ne signifie nullement l’effectivité, l’action bénéfique en faveur de l’autre, comme l’indiquent en revanche, beaucoup plus clairement, le don de soi, la générosité, la bonté, la justice. Autant de vertus voisines que l’on peut acquérir et appliquer, seul ou en groupe, par désir mieux que par devoir, ici et maintenant.

 

Je disais plus haut que nous sommes faits de mots : encore faut-il leur donner du sens, avant de les transposer dans la cité. Nous sommes franc-maçons pour réaliser cette alchimie. Ainsi, à l’examen du vocable « solidarité », nous découvrons qu’il ne faut pas confondre « valeurs » et « vertus ». Les premières étant une manière de penser, les secondes, une manière d’être et de faire. Notre travail en commun implique certes le respect de ces valeurs, entre autres bien sûr, liberté, égalité, fraternité, et aussi la solidarité précitée, qui sont au vrai des poteaux indicateurs, des idées à suivre, des cadres de référence. Notre travail individuel, lui, nous installe au cœur de ces vertus, de ces qualités qui caractérisent l’humain. Et qui par leur puissance en marche, font notre excellence.

 

Avant de conclure cette planche, puisque j’ai prononcé plusieurs fois le mot « travail », je ne peux éviter de rappeler que ce vocable vient du latin trepaliare, torturer, et du bas latin, trepalium, instrument de torture. Si son sens a heureusement évolué - au vrai le travail peut être aujourd’hui en même temps que le « gagne-pain » un facteur d’équilibre - l’histoire conserve néanmoins les traces de sa terrible pénibilité passée. Au plus près, avec la révolution industrielle du siècle dernier et précisément, le travail à la chaîne. Au plus loin, et cela nous concernent au premier chef, avec l’esclavage qu’il a mobilisé, au service de rois ou tyrans mégalomanes, ivres de puissance. Notamment, pour la construction des Pyramides en Egypte, de la Grande Muraille de Chine, du Taj Mahal, aux Indes. Et pour celle de centaines d’aqueducs, de palais et barrages, sans compter les nombreux et somptueux temples à travers le monde. Dois-je rappeler les milliers d’esclaves cités par la Bible, ayant participé à l’édification du temple de Salomon ? Dois-je citer les milliers d’ouvriers soumis qui ont péri, par chute ou écroulement, lors de la construction des cathédrales précitées ? Nous parlons aujourd’hui, en les érigeant en symboles, des splendeurs du passé qui restent debout, nous ne parlons jamais des hommes qu’elles ont couchés !

 

J’effectue au passage ce qui me semble être un devoir de mémoire, non pour critiquer notre organisation au final, mais simplement pour nous rappeler, à moi le premier, toute l’humilité avec laquelle nous devons pénétrer dans l’enceinte du temple, fut-il symbolique, pour ouvrir et nous livrer à nos travaux.

 

Elever la pierre, élève l’homme aussi, mais peut le faire redescendre! « Ce qui est en bas, est comme ce qui est en haut », disent nos textes. Etre humble, c’est savoir baisser la tête vers l’humus - d’où vient le mot, précisément - et constater nos contradictions dans le miroir du damier noir et blanc. C’est savoir aussi la lever avec curiosité, puisque notre loge n’a pas de toit, pour admirer de toute notre petitesse, la voûte étoilée. C’est prendre alors, devant la mystérieuse immensité, au double sens des mots, cette hauteur et cette largeur de vue auxquelles aspirent les francs-maçons. C’est enfin scruter, bien sûr, pour chercher sans relâche la Vérité, qui est à la fois notre utopie et notre objectif ultime. Ne l’oublions pas, l’étymologie de « Templum », le temple, c’est le lieu d’observation, de contemplation du ciel. A partir de notre être cosmique, notre temple intérieur. C’est de l’intérieur de soi que l’on voit mieux l’extérieur.

 

« Les hommes se pressent vers la lumière, non pour mieux voir, mais pour mieux briller ! » dit le philosophe Frédéric Nietzsche. Nous, francs-maçons, recherchons plus modestement la lumière, dès le début de nos travaux, pour mieux nous éclairer.

 

Gilbert GARIBAL